
Dans son ouvrage, Hussain Hindawi souligne les réflexions de Hegel sur l’Islam et sur l’Orient en
général. Photo fournie.
Short Url
https://arab.news/jsbbz
Lélia Mezher
Publié le 16 novembre 2021
L’auteur, dans un entretien avec Arab News en français revient sur la
genèse de son ouvrage et les difficultés rencontrées lors de l’écriture,
mais aussi sur ses passages préférés
«Hegel reconnaît volontiers à l’Islam la fondation d’un “empire
universel” et une brillante civilisation qui, pendant longtemps, a été “le
centre du savoir”»
ATHÈNES: C’est un titre surprenant que Hussain Hindawi a choisi pour son tout
dernier ouvrage: Hegel et l’Islam. Ce diplomate chevronné, actuellement conseiller du
Premier ministre irakien, a étudié en France et longtemps travaillé sur l’Islam et les
philosophes des Lumières. Pour lui, la philosophie hégélienne, qui est à l’origine «de
tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle», et qui a «modifié le
destin du monde», ne pouvait pas ignorer l’Islam.
Dans son ouvrage, Hussain Hindawi souligne les réflexions de Hegel sur l’Islam et sur
l’Orient en général. Celles-ci ont imprégné la pensée occidentale, et influent encore,
sur les relations qu’entretiennent ces deux cultures. Paradoxalement, les textes
consacrés par Hegel à l’Islam sont un des aspects les moins étudiés de sa pensée.
QUI EST HEGEL?
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, né le 27 août 1770 à Stuttgart et mort
le 14 novembre 1831 à Berlin, est un philosophe allemand. Son œuvre, postérieure à
celle d’Emmanuel Kant, appartient à l’idéalisme allemand et a eu une influence
décisive sur l’ensemble de la philosophie contemporaine. Hegel enseigne la
philosophie sous la forme d’un système unissant tous les savoirs suivant une
logique dialectique.
Il était nécessaire d’insister sur ce qui est vivant dans la philosophie de Hegel
d’autant plus que ses réflexions sur l’Islam et sur l’Orient en général, imprègnent
encore aujourd’hui dans une mesure non négligeable la pensée politique occidentale.
Hussain Hindawi
L’auteur, dans un entretien avec Arab News en français revient sur la genèse de son
ouvrage et les difficultés rencontrées lors de l’écriture, mais aussi sur ses passages
préférés. Et surtout sur la raison pour laquelle il a voulu interpeller Hegel sur l’Islam.
«Mon intérêt pour la vision hégélienne de l’Islam tient surtout à des facteurs
académiques et même épistémologiques, si je puis dire. Mon souci cependant, n’était
pas de juger les idées d’un philosophe du XIXe siècle sur cette religion, mais plutôt de
connaître leurs prolongements et leurs effets sur notre vie politique et culturelle
actuelle. C’est pourquoi, il était nécessaire d’insister sur ce qui est vivant dans la
philosophie de Hegel d’autant plus que ses réflexions sur l’Islam et sur l’Orient en
général, imprègnent encore aujourd’hui dans une mesure non négligeable la pensée
politique occidentale, et influent sur les relations qu’entretiennent ces deux cultures. Il
était également important de compléter un aspect manquant dans la recherche sur la
philosophie de l’Histoire et celle de la religion chez Hegel. Cette dernière occupe une
place importante dans sa philosophie en général.»
La philosophie de Hegel n’est pas une doctrine à côté des autres, mais représente
plutôt une manière différente de lire l’Histoire universelle.
Hussain Hindawi
Sur la manière dont l’idée du livre lui est venue, Hussain Hindawi souligne que
ses recherches sur Hegel dataient de ses années d’études à l’université de Poitiers, où
il avait en particulier suivi, entre 1980 et 1982, les cours d’un professeur
«extrêmement énergique, passionné et convaincant, le philosophe français Jacques
D’Hondt, fondateur du Centre de recherche et de documentation sur Hegel et Marx».

Hussain Hindawi souligne que ses recherches sur Hegel dataient de ses années
d’études à l’université de Poitiers. Photo fournie.
Et d’ajouter: «J’avais compris grâce à lui que la philosophie de Hegel n’est pas une
doctrine à côté des autres, mais représente plutôt une manière différente de lire
l’Histoire universelle. C’est lui aussi qui m’avait conseillé d’orienter mon travail vers
l’aspect “islamique” de l’œuvre de Hegel. Ce thème avait été jusqu’alors très peu
traité par les spécialistes de sa philosophie, et c’était l’occasion pour moi d’explorer
un domaine quasiment vierge, ce qui était particulièrement excitant, en portant une
attention minutieuse au détail des textes de Hegel et aux enjeux de raisonnement dont
il est porteur.»
LA NOTION DE «PONT » ENTRE L’OCCIDENT ET L’ORIENT QUI
APPARAÎT CHEZ HEGEL EST-ELLE ENCORE POSSIBLE
AUJOURD’HUI?
Dans son livre, Hussain Hindawi souligne que «les Arabes, entrèrent en effet en
contact avec la philosophie grecque en particulier par l’intermédiaire des
Syriaques (Asie antérieure), qui était sous leur domination. Les Syriaques étaient en
effet de culture hellénique, et ils formaient un Royaume grec. En Syrie, près
d’Antioche, et en particulier à Bérytos et à Édesse, il existait de grands
établissements culturels. Les Syriaques constituèrent le point de liaison entre la
philosophie grecque et les Arabes. La langue syriaque était une langue populaire à
Bagdad même.»
Q. Cette notion de «pont» entre l’Occident et l’Orient est-elle encore possible
aujourd’hui à l’heure où un clash entre ces deux mondes est plus que jamais
perceptible?
R. Sans aucun doute, le monde culturel et l’Histoire humaine ont toujours besoin d’un
cœur, central ou spirituel, même au sens symbolique, dans lequel les visions
cosmiques se croisent, interagissent et illuminent. Cet axe était la Méditerranée
jusqu’à nos jours. Il est vrai que la Méditerranée s’est parfois transformée en
séparation, voire une arène d’affrontement, entre les hommes pendant un certain
temps. Cependant, l’axe méditerranéen a toujours rappelé son rôle et sa position de
pont entre les peuples, les civilisations et les religions, et peut-être, ce sera encore le
cas pour de longues périodes à venir. Il y a un désir constant de retourner au berceau
des civilisations et des religions, et cela concerne toutes les aires culturelles dans le
monde. Mais la Méditerranée demeure le berceau par excellence pour nos idées les
plus actuelles, philosophiquement du moins.
Lorsque nous lui demandons d’expliquer la spécificité de la philosophie hégélienne à
des profanes, Hussain Hindawi s’exécute volontiers en expliquant que Hegel est un
philosophe allemand «qui a construit un immense système ordonnant toutes les
connaissances de son temps. Aux yeux de Hegel, la philosophie doit englober tout ce
qui est, comprendre le réel dans sa totalité, penser l’Histoire et les choses: “Saisir et
comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie”, dit-il.»
Ainsi, indique l’auteur, «la philosophie représente un système, c’est-à-dire un
ensemble organisé et unifié dont tous les éléments sont indépendants, une
connaissance formant une unité et englobant tous les éléments de la pensée et de la
vie. En revanche, par ses travaux, Hegel aboutit à la conviction que la seule idée
qu’apporte la philosophie, dans son rapport avec le fait historique, est: “la raison
gouverne le monde et, par conséquent, l’Histoire universelle s’est, elle aussi, déroulée
rationnellement”.»
Lorsqu’il a commencé à rassembler des informations sur le lien qui unissait Hegel à
l’Islam, la plus grande difficulté pour Hussain Hindawi a été le fait que les textes
consacrés par Hegel précisément à l’Islam sont l’un des aspects les moins étudiés de sa
pensée: «Nous avons vainement cherché un ouvrage qui s’intéresse à ce sujet parmi
les innombrables travaux qui ont été consacrés à la philosophie de Hegel, dont
plusieurs sont relatifs à des spiritualités et des civilisations orientales telles que la
Chine, l’Inde et le judaïsme notamment. Ainsi, l’absence d’un chapitre consacré à la
religion islamique dans sa Philosophie de la religion et la maigreur des passages dans
l’Histoire de la philosophie, dans la Philosophie de l’Histoire, et dans l’Esthétique ont
renforcé l’idée que ce philosophe aurait délaissé l’Islam, et par là découragé les
spécialistes d’entreprendre des études consacrées à ce thème. Toutefois, nous avions
exclu que ce philosophe puisse oublier une grande religion comme l’Islam, d’autant
plus que l’Islam pour Hegel est loin d’être un phénomène spirituel modeste; il affirme,
bien au contraire, que “c’est une religion spirituelle comme la religion juive”, et
qu’“elle est dans la même sphère que la religion chrétienne”.»
La perception hégélienne de l’Islam
Hussain Hindawi revient aussi sur la perception de l’Islam par Hegel. Pour le
philosophe allemand, l’Islam est «le moment suprême de la religion du sublime qui
trouve son existence historique dans le judaïsme également». Ces deux religions se
succédant nécessairement dans le temps, selon la dialectique interne de la religion du
sublime, mais en parfaite correspondance avec la progression vers la véritable
représentation de Dieu. Ainsi l’Islam, selon Hegel, n’est pas seulement «une religion
spirituelle comme la religion juive», mais «le contenu aussi de l’Islam est identique à
celui de la religion juive»; leur opposition réside dans le fait que le Dieu des juifs qui
n’est pas encore purement universel, unique et abstrait, devient absolument universel,
unique et l’Un pur de la pensée pour les musulmans. Par conséquent, le christianisme
et l’Islam sont, tous deux, et au même titre, la négation du judaïsme; Allah, selon
Hegel, «se tient au même degré que le Dieu des chrétiens puisque aucune particularité
n’est réservée». Aussi, l’Islam se place au-dessus du judaïsme, comme sa négation,
comme son dépassement. Car dans la conscience islamique l’unicité de Dieu est si
rigoureusement exprimée que rien ne peut la troubler au point que même la
multiplicité interne, la Trinité, est rejetée. Voilà pourquoi, l’Islam à ses yeux ne se
présente pas seulement comme «l’opposition absolue» du christianisme dans l’Histoire
universelle, mais aussi et surtout, il représente avec le christianisme les deux mondes
qui s’affrontent «au cours du dur combat» au sein même du monde germanique.
Donc, du point de vue de la logique, la dialectique de la quatrième figure universelle
de l’Esprit se présente de la manière suivante: le catholicisme = thèse; l’Islam =
antithèse ; le luthéranisme = synthèse.
Hegel reconnaît volontiers à l’Islam la fondation d’un “empire universel” et une
brillante civilisation qui, pendant longtemps, a été “le centre du savoir”, qui attire à
Bagdad puis à Cordoue non seulement des Orientaux mais aussi des chrétiens
d’Occident.
Hussain Hindawi
OÙ EN SOMMES-NOUS DES PRINCIPES DE LA RÉVOLUTION
AUJOURD’HUI EN FRANCE?
Q. On connaît l’admiration de Hegel pour la Révolution de 1789. Où en sommesnous de ses principes (liberté, égalité, fraternité) aujourd’hui en France à l’heure
où une partie de sa société – en l’occurrence d’obédience musulmane – est
stigmatisée, en particulier au moment des échéances électorales?
R. Pour Hegel, en effet, la Révolution française est le symbole de la liberté, ou l’arbre
de la liberté. Il admirait les idéaux de la Révolution française, tout en demeurant
profondément attaché au royalisme – qui était pour lui le seul système politique
capable de préserver la liberté. Il voyait dans la rupture de 1789 l’opportunité du
progrès vers la société rationaliste qui inscrit le vrai dans l’ordre du réel, qui ouvre
l’horizon de l’avènement de l’esprit. On peut dire qu’après la Révolution, la France a
en quelque sorte naturalisé ses principes révolutionnaires, liberté, égalité, fraternité,
en principes républicains, les inscrivant dans la loi et dans diverses politiques sociales.
Les développements historiques depuis la fin du XVIIIe siècle, la révolution
industrielle, la colonisation, les guerres mondiales, la difficile décolonisation, ont
inévitablement impacté la loi et la pratique sociale. Les principes se sont alors
déformés (pour ne pas dire détruits) dans la concrétude du réel. Aujourd’hui la France
doit encore faire face à son passé colonial, et toutes les questions afférentes, y compris
celle de son rapport à l’Islam. Instrumentaliser la question de l’Islam avant chaque
échéance électorale est tout sauf rationnel, on peut même dire que cela empêche le
débat constructif sur la place, voire l’apport, du religieux dans la société française
du XXIe siècle.
À la question de savoir pourquoi avoir voulu appliquer la philosophie hégélienne pour
analyser la place de l’Islam dans l’Histoire universelle, Hussain Hindawi explique que
c’est Hegel qui a placé l’Histoire «au centre de sa réflexion philosophique». «Dans
ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire, son discours est centré uniquement sur
l’Histoire générale de l’humanité dans le sens le plus habituel du terme; et même, il
respecte l’ordre chronologique des événements, en partant des plus anciens, pour
parvenir, par les étapes d’une succession, jusqu’aux plus récents. Cette Histoire
universelle, en fait, est représentée par des efforts humains de six mille ans, allant du
Déluge jusqu’à la Révolution française. De même, la Méditerranée est le cœur du
monde historique, elle le conditionne et l’anime. Sans elle, on ne saurait se représenter
l’Histoire universelle. Ces limitations géographiques et temporelles sont d’une
importance capitale. Elles nous montrent, explicitement, combien le sud de la
Méditerranée, berceau et cadre de l’Islam, occupe un rôle décisif, et combien l’Islam,
activement présent dans cette partie du monde, tient une place importante dans la
dialectique de l’évolution de l’Histoire universelle. En outre, Hegel reconnaît
volontiers à l’Islam la fondation d’un “empire universel” et une brillante civilisation
qui, pendant longtemps, a été “le centre du savoir”, qui attire à Bagdad puis à Cordoue
non seulement des Orientaux mais aussi des chrétiens d’Occident.»
Hegel, sans doute sous l’influence de Goethe et de son Divan, a exprimé une
admiration particulière pour les poèmes préislamique arabes, les Mu’allaqât.
Hussain Hindaw
Quelle partie du livre a été pour lui la plus agréable à rédiger? «Toutes!», nous répond
Hussain Hindawi sans hésitation. «Cependant, le texte sur l’art musulman du sublime
semblait le plus proche à mon cœur. Il parle de la conscience artistique musulmane,
de la poésie soufie ainsi que de l’architecture arabe. Il est nécessaire de remarquer ici
que Hegel considère la poésie musulmane comme la plus belle expression de l’art du
sublime. À plusieurs reprises, en effet, il affirme que pour saisir cet art “dans sa plus
belle pureté et sublimité, il faut s’adresser aux musulmans”.»

Il est important de noter également que Hegel, une fois n’est pas coutume, cite de
longs passages de «l’admirable Djalàl-ud-Din Rûmi» dans son Encyclopédie des
sciences philosophiques. D’autres citations de Hafiz se trouvent aussi bien dans
l’Esthétique que dans la Philosophie de la religion, tandis que les noms d’autres poètes
et écrivains musulmans ont été simplement évoqués nommément par Hegel tel que
Saadi, Nizami, Firdussi, Hariri… Mais c’est surtout Hafiz, Firdussi et, d’une manière
plus importante et très significative, Rûmi qui captent l’intérêt de Hegel. Ce
philosophe, et sans doute sous l’influence de Goethe et de son Divan, a exprimé une
admiration particulière pour les poèmes préislamique arabes, les Mu’allaqâts.
Cette étude inédite sur Hegel et l’Islam est le deuxième titre de la nouvelle collection
d’essais d’Orients Éditions après Qu’est-ce que le salafisme?
Signe caractéristique, les couvertures sont produites d’après les œuvres de Medhi
Qotbi, peintre franco-marocain et président de la Fondation des musées du royaume
du Maroc depuis 2011.